Le 1er septembre 2020, le compositeur Maël Bailly revenait, pour une séance de retrouvailles après la séparation du confinement, auprès des élèves de CM1/CM2 de l’école Lili Boulanger de Saint-Denis.

Retour sur une expérience d’intervenant en milieu scolaire encadrée par la formation AIMS et le CNSMDP.

 
L’écoute musicale

Il ne pouvait guère leur dire adieu sans les revoir une dernière fois. Certains d’entre eux (désormais « ex-CM2 ») rentraient le lendemain au collège et les autres arrivaient en CM2 avec une nouvelle artiste intervenante en formation. La pandémie avait contraint en mars dernier ce petit groupe à ne plus correspondre qu’à distance.
Alors, pour les parents qui avaient pu se déplacer et pour les représentants officiels, ils ont présenté une petite vitrine de leurs travaux avec Maël Bailly, en présence de leur enseignante Nasséra Zerkàk.

 « J’ai le sentiment de faire quelque chose de très simple et de très ancien, nous dit ce dernier après la séance, qui est de transmettre aux enfants un métier que j’aime – ce qui est en soi exaltant pour n’importe quelle activité humaine. » Il s’agit de musique et plus précisément d’invention musicale, puisque Maël Bailly est compositeur et que son domaine professionnel est la musique contemporaine.

En musique, le stade élémentaire de toute promesse d’invention, c’est l’écoute. Or l’écoute n’est pas une chose toute simple.

Extrait de cahier d'élève, rédigé avec l'institutrice - photo Maël Bailly

« J’ai essayé de commencer par la dernière chose que j’ai apprise : l’invention musicale est un prolongement de l’écoute. L’écoute a été notre point de départ, menant à l’improvisation comme à la notation. Elle fut notre centre de gravité.
« Il s’est avéré très efficace de s’amuser à la sacraliser, de l’inscrire dans un petit rituel très simple, fait de petits mouvements d’étirements des bras et de la nuque, mais aussi de l’oreille gauche, puis de la droite… Puis de pousser les enfants à parler beaucoup de ce qu’ils avaient entendu, d’essayer d’affiner leur perception par différents moyens – par exemple : si cet extrait musical était l’expression d’un personnage, quel caractère aurait-il ?

« Peu à peu ils ont pris conscience que, grâce à l’échange, l’écoute est quelque chose qui s’aiguise.  
« Alors pouvaient surgir les idées. Par exemple : la fragilité. Ou bien la surprise. Qu’est-ce que la surprise en musique ? Nous écoutions différentes esthétiques musicales où pouvait poindre la surprise. On entend ce que c’est, on écoute ce qui nous surprend et de là on cherche notre façon de produire cet effet. »

Le programme de formation d’Artiste Intervenant en Milieu Scolaire (AIMS), initié dès 2010 par les Beaux-Arts de Paris, s’est élargi depuis  la rentrée 2016 aux quatre autres grandes Écoles nationales supérieures d’art de Paris, membres de la ComUe Paris Sciences et Lettres (PSL) : le Conservatoire national supérieur d’art dramatique (CNSAD), le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP), l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs (EnsAD), et l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son (Fémis).
Cette formation AIMS s’adresse à de jeunes artistes récemment diplômés de ces cinq écoles supérieures d’art. Elle a pour objectif de leur apporter des compétences complémentaires nécessaires à l’intervention artistique et à la conduite de projets dans un cadre scolaire, tout en leur permettant de développer leur pratique artistique. Elle est fondée à la fois sur l’expérience d’un projet réalisé avec une classe, et sur un travail de recherche devant aboutir à un mémoire. Ce programme conduit à la délivrance d’un diplôme d’établissement.
Cette formation « Post-diplôme » se réalise en lien étroit avec le ministère de la Culture, en partenariat avec l’Inspection de l’Éducation nationale ainsi qu’avec les villes de l’Ile-de-France dont les établissements scolaires accueillent les résidences. Elle bénéficie du soutien de PSL.

 

Le chant d’une guitare en carton

Pour enrichir encore cette sensibilité et élargir la perception des enfants, Maël Bailly propose aussi d’autres représentations, comme par exemple, ce jour-là où l’on écoutait Carmagnole, une œuvre de Gérard Pesson, cette sculpture cubiste de Picasso qui donne à voir une guitare.

Alors se produit une rencontre auxquels les Surréalistes n’auraient rien eu à redire. Les enfants réagissent d’abord à cette photo de manière dubitative (ça, une guitare ? mais son manche est en escalier !). Maël Bailly leur explique qu’on pourrait croire que cet ensemble d’une douzaine d’instruments qu’ils ont écouté ont été réunis pour donner à imaginer la musique d’une telle guitare. Mais l’un d’entre eux comprend que lui, Maël Bailly, a écrit une musique à jouer sur une guitare en carton. Le quiproquo se résout non pas en dialogue de sourds mais en rire général. « J’ai presque envie de te voler cette idée ! Ce serait très tendance aujourd’hui dans la musique contemporaine ! » lance l’intervenant au jeune enfant. Et ce qui s’est manifesté, tout à l’honneur de l’artiste qui en a créé les conditions, c’est la vie de l’esprit – l’un des buts principaux de l’éducation artistique et culturelle – sans avoir effacé, bien au contraire, l’enjeu de cette confrontation entre une sculpture et un morceau de musique.

 

De l’écoute à l’écriture

« Une autre manière d’exercer notre écoute a très bien marché avec les enfants : entreprendre d’écrire graphiquement, seconde par seconde, la partition d’une musique contemporaine. Construire ainsi une écoute « hyper zoomée », une écoute au microscope, qui permette une notation graphique grâce à l’identification de toutes les composantes du son : le haut le bas, les nuances, le rythme etc.
« Nous nous sommes faits ainsi notre petit code de couleurs pour les familles instrumentales, nos conventions du haut et du bas de la page pour l’aigu et le grave, le temps de gauche à droite, les nuances écrites en abrégé…
« Du reste, les enfants n’ont pas senti tout de suite cette nécessité d’écrire la musique. Il a fallu construire cette nécessité, à l’aide d’un mini-scénario : imaginons qu’une grande catastrophe arrive et que plus personne ne puisse plus se rappeler la musique composée jusqu’ici…

photo CNSMDP

La lecture

« Et d’ailleurs, que la musique s’écrive et se lise n’est pas du tout une évidence ; c’est au moins quelque chose qui fait question. J’ai rencontré beaucoup de musiciens venant des domaines de la musique improvisée ou traditionnelle, des artistes qui ont un parcours d’autodidacte et se construisent parfois en opposition avec tout détour par l’écriture musicale, et je n’oublie pas mes propres difficultés lorsque j’ai moi-même appris à lire la musique.
« Or, à ma grande surprise, la lecture musicale n’a pas suscité de résistance chez les enfants et même plutôt un appétit. Sans le confinement nous aurions pu aller beaucoup plus loin. Nous avons commencé par une partition de Beethoven en essayant d’identifier ce qu’on pouvait y deviner – tout ce qui était écrit en lettres, par exemple. Puis, en reprenant les principes simples du haut et du bas et de la gauche vers la droite. On pouvait déjà dire beaucoup de choses et on a même été jusqu’à identifier les notes noires et blanches. A chaque moment d’écoute je projetais la partition du morceau auditionné. Je crois qu’ils ont conçu une certaine fierté à être initié à ce déchiffrage. »

 

L’improvisation

« L’improvisation nous permet de démontrer qu’en musique, tout est permis. Avec les enfants, mon angle d’approche a été de leur expliquer que l’art en général et la musique en particulier sont un domaine de l’activité humaine où l’on a plus de liberté qu’ailleurs, et même toujours beaucoup plus de liberté qu’on ne croit. Il faut prendre au sérieux le principe qu’on peut vraiment tout faire, ce qui peut être pour ces enfants difficile à croire, et qu’ils doivent pouvoir vérifier.
« Une seule limite toutefois, s’est progressivement établie : une durée donnée, par exemple 2 minutes, que les improvisateurs eux-même ont la charge de respecter.
« Ensuite, le guide assez naturel était de valoriser après coup ce qu’il y avait eu de musical dans leur improvisation. Ici on retrouvait l’exercice de l’écoute : les instrumentistes et les autres enfants (attendant leur tour) parlaient de ce qu’ils avaient perçu.
« Alors s’expriment des règles qui sont aussi des règles humaines, voire citoyennes : s’arranger pour que tout le monde soit écouté et que tout le monde joue sa partie en laissant de la place pour celle de son partenaire. Ces règles-là permettent à la musique de vivre. Les improvisateurs confirmés les observent de la même façon.
« Le moment sensible à cet égard est la capacité du groupe d’improvisateurs à terminer ensemble. Tout le monde a tendance à vouloir jouer la note finale. Le retour sur l’écoute est alors fondamental : quand le morceau dure indéfiniment et que le public n’en peut plus, tout cela s’entend et la discussion qui s’ensuit convainc tout le monde de faire mieux la prochaine fois. Ainsi sont-ils parvenus à  jouer des fins réussies. »

 

Une émission de radio pendant le confinement

Le chacun chez soi forcé du printemps dernier n’a pas épargné le petit groupe, donnant lieu à la création d’une petite web-radio où l’occasion était donnée de recentrer les expériences vers les savoirs, en collaboration avec l’institutrice des enfants.
« Nous avons aussi tenté une expérience : chaque élève s’est vu proposé d’enregistrer trente secondes de son de sa vie quotidienne en confinement. Il en a résulté une petite symphonie du confinement que j’ai montée et diffusée sur cette radio. »

Pour écouter la petite symphonie du confinement (et quelques pages de la webradio)

Les racines profondes d’un engagement personnel pour le développement culturel


« La valorisation sociale du statut d’artiste à l’école fait question pour moi, nous dit Maël Bailly, et fait l’objet d’une partie du mémoire de recherche que je rédige pour l’AIMS. Il y a de fait une ambiguïté et des déterminations peu claires qui séparent les fonctions d’enseignant de celles d’un artiste intervenant. Je cherche aussi à identifier le sens de ces interventions du côté des enfants : on perçoit certaines choses mais c’est difficile à mesurer.
« Du côté des artistes, je crois pouvoir dire qu’il s’agit, au-delà du plaisir évident de donner à connaître son propre métier à des enfants, d’aller à la rencontre d’oreilles nouvelles, celles des quartiers populaires.
« En musique contemporaine, tout particulièrement, il est, selon mon opinion, bien trop vite concédé que cet art s’adresse à peu de monde. Réunir un plus large public est presque considéré comme une cause perdue. J’ai du mal à m’y résoudre et j’ai au contraire le plus vif désir de faire connaître la musique contemporaine au plus large public possible. Ces interventions en milieu scolaire sont une façon, à ma mesure, de chercher à desserrer un tout petit peu cet étau.

« Je sens qu’il y a, dans mes motivations profondes, une inspiration commune, toutes proportions gardées, à celles qui ont animé dans le passé des artistes comme Luigi Nono, Erwin Schulhoff, Hanns Eisler, Prévert et le groupe Octobre, ou encore les Groupes Medvedkines de cinéma ouvrier des années 70 auxquels ont participé des réalisateurs comme Chris Marker. A un moment de leur parcours, ils ont eu besoin d’essayer d’accorder leurs préoccupations artistiques et politiques, certes différentes de celles qui sous-tendent l’éducation artistique et culturelle d’aujourd’hui. Celle-ci m’offre un compromis entre une pratique d’un art sans finalité politique revendiquée et un désir de chercher à lier le sort de la musique contemporaine à d’autres écoutes, d’autres socialités, d’autres modalités de partage. »

 

Le site de Maël Bailly

 

Photo Maël Bailly